Entretien La grande céleste
Réunion amicale de trois enseignants de Paris 8 et d'un ex-enseignant de cette même université autour de La grande céleste.
Prosper Hillairet :
Est-ce qu'il y a une matrice, une première œuvre qui a lancé votre projet ?
José Manuel López López :
Oui il y a la pièce qui se nomme La céleste.
P.H. :
Donc vous aviez la musique et Pascal devait faire un écho, un accompagnement vidéo ?
Pascal Auger :
L'idéal -qui restera sans doute un idéal- serait de travailler simultanément sans que la musique précède dans l'acte de création la vidéo, ni l'inverse, mais c'est difficile. Reste la possibilité lors de la création de nos musiques et de nos images, d'envisager dès ce moment des liens, des passages des uns aux autres. Ici ce ne fut pas le cas, mais c'est très bien aussi, puisque les musiques précédaient les images. J'ai donc suivi au plus près la forme des pièces de José Manuel en essayant de prolonger par mes images sa musique parce que je l'aime beaucoup et qu'elle correspond à un univers que j'aimerais avoir inventé et dans lequel il me semble que je peux arriver à glisser mes images sans rien trahir ni dénaturer.
Giordano Ferrari :
Comment ont été choisies les pièces musicales de ce DVD qui sont assez hétérogènes ?
P.A. :
Parfois par défaut. Il y a eu des pièces pour lesquelles je ne me sentais pas capable d'ajouter des images.
Mais je reviens sur la genèse de La grande céleste : notre premier projet était une adaptation des Villes invisibles, le livre d'Italo Calvino. Ce projet est devenu La céleste, une vidéo d'un petit quart d'heure à partir de Cálculo secreto, pièce pour vibraphone , et d'un extrait de Movimientos, pour lesquels je suis allé à Venise tourner des images. Là-dessus, José Miguel Martinez, directeur du label espagnol Verso, nous a proposé un projet plus ambitieux à partir du corpus des œuvres de José Manuel. Nous avons donc sélectionné un certain nombre de ses pièces, celles dont nous estimions qu'elles se prêtaient aux images et celles qui pouvaient être exécutées sur scène par un petit ensemble, puisque nous avions gardé des Villes invisibles l'idée que La grande céleste pourrait être facilement montrée et jouée sur scène, donc sans faire appel à un grand orchestre.
G.F. :
Il y a quand même une pièce pour orchestre.
J.M.L.L. :
Oui, une pièce qui était déjà dans La céleste : Movimientos, pour deux pianos et orchestre.
P.H. :
Que reste-t-il du projet d' opéra ?
J.M.L.L. :
Sans doute l'idée de voyage, qui vient des Villes invisibles, d'où la multiplicité des villes de La grande céleste : Venise, Paris, New York, Prague, etc.
G.F. :
Au fur et à mesure, plus que des villes, ce sont des lieux. C'est vers ça que votre projet évolue.
P.A. :
L'idée de voyage a un peu disparu entre La céleste et La grande céleste, on n'a pas gardé l'idée d'une déambulation entre les villes.
J.M.L.L. :
On a surtout gardé dans La grande céleste une pensée profonde des Villes Invisibles celle de Marco Polo en réponse à une question de Kubilai Khan : « Non, je cherche toujours ce qui est devant moi et même lorsqu’il s’agit du passé, c’est un passé qui change au fur et à mesure que le voyage avance ». Autrement dit, dans son cheminement d'ambassadeur, Marco Polo voyage non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps.
Avec les images de Pascal je découvre et je fais miens des lieux impossibles, je perçois mes œuvres autrement, je sens que je peux avancer avec lui, aussi bien vers le futur que vers le passé, et ceci est extraordinaire.
G.F. :
L'idée de narration aussi est abandonnée. Le voyageur tisse le parcours, il est témoin de ce qu'il voit. En abandonnant toute histoire, est-ce l'idée d'aller vers une fragmentation ? Vers une accumulation de fragments ?
P.H. :
Je rajouterais que l'idée de voyage implique l'idée de regard. Vous, Pascal, vous êtes plus dans une forme de construction par vos images. N'est-ce pas ça aussi que vous avez abandonné, l'idée de regard ?
P.A. : la déambulation était celle d'une caméra dans La céleste. S'il y a regard, ce n'est pas un regard humain, même pas une vision subjective, mais c'est le regard de la caméra, son œil mécanique. Quant à la question de la fragmentation, oui, du point de vue d'une narration qui viendrait de l'extérieur unifier entre elles les images. Il y a effectivement fragmentation de ce point de vue, mais au nom d'une unité qui serait interne aux images (je parle uniquement pour les images, ça va sans dire). Lier entre elles les images par un lien interne, par des atomes crochus, plutôt que par une narration qui les lie de l'extérieur, c'est un peu mon idée.
G.F. :
Il n'y a pas besoin nécessairement d'unité. J'analysais le fait que votre projet Les villes invisibles avait une unité de regard, une narration, que vous avez ici abandonnées, j'imagine pour autre chose et j'essaye de comprendre quelle est cette autre chose. J'envisage l'idée de rhizome tel qu'en parle Deleuze.
P.H. :
A Venise, pour moi, les éléments glissent les uns sur les autres. Même si ce n'est plus un parcours géographique, ne reste-t-il pas quelque chose de ça encore, quelque chose du parcours ? La ville imaginaire des images filmées pour Movimientos est le parcours et le parcours devient imaginaire.
Autre question...
P.A. :
Je crois qu'on devrait en rester aux questions parce qu'elles sont très bonnes...
P.H. :
On ne lâche pas le morceau... (rires). Donc, autre question : n'est ce pas le travail avec la musique qui fait que la narration commence à se dissoudre, peut-être même est-ce la musique qui dissout la narration ?
P.A. :
Il ne faut pas oublier que Les villes invisibles et La grande céleste sont deux projets différents, même si le noyau de l'un est resté dans le second.
P.H. :
Alors quelles sont les bases du nouveau projet ?
P.A. :
Je peux répondre à cette question du point de vue de la forme des images. Puisque José Manuel aimait bien La céleste, nous avions l'idée d'une Grande céleste qui en reprendrait l'univers et les procédés techniques correspondants : des effets de miroir, des images flottantes dont le reflet et l'image « réelle » semblent se supporter l'une l'autre dans le ciel. Et ça, cet univers, je l'ai gardé y compris dans la partie qui semble la plus éloignée de Movimientos, c'est à dire les images sur Simog civitella tournées dans une résidence d'artistes en Italie, la « civitella Ranieri ». Cette partie est sans doute la plus narrative mais on y retrouve aussi des images tête-bêche ou en miroir, qui construisent un espace dans lequel on ne sait plus trop où est le haut et le bas.
P.H. :
C'est vrai que là on retrouve des personnages, ou disons plutôt des figures.
P.A. :
La narration m'intéresse parfois, mais je n'ai pas envie d'en tourner. Sans théoriser là-dessus, partir d'une histoire et l'illustrer me paraît toujours une idée, une manière de procéder, assez pauvre. Ceci dit, il peut bien y avoir des histoires dans mes vidéos, je n'ai rien contre, mais les histoires ne sont pas premières par rapport à mes images. C'est plutôt un peu comme si les images que j'avais réunies pour Simog Civitella avaient secrété à un moment des petites histoires et qu'il fallait qu'arrive un personnage qui vient prendre un livre dans un bibliothèque, le pose sur une table et s'endort. Mais l'histoire n'était pas là d'abord, ne préexistait pas aux images, elle est seconde par rapport à celles-ci, elle est la fille des images.
J'ai essayé de percevoir en ce lieu, ce que José Manuel avait perçu, les poussières dans la lumière correspondant aux granulations sonores de son œuvre, le vent et les oiseaux passant à grande vitesse devant les fenêtres, le calme intérieur d’un château habité mais solitaire.
P.H. :
Et la musique est née dans ce lieu ?
J.M.L.L. :
Oui, j'ai composé Simog/Civitella qui est un quatuor de saxophones, à la Civitella Ranieri, dans le cadre d’une résidence pour artistes de cette fondation culturelle américaine. Cette pièce s’inscrit dans la ligne d’une construction polyphonique influencée par Horacio Vaggione, qui m’a permis d'évoluer ces dernières années vers une écriture plus microscopique et granulaire du son. Sans doute il y a des connexions à ce niveau entre les images et la musique. Je me suis libéré, en partie, d’une rigueur de construction macro formelle, ce qui m’a permis de suivre avec confiance mon intuition et de découvrir des univers poétiques et sonores auxquels que je n’aurais jamais pensé. Ces univers passent aujourd'hui par des processus, des évolutions organiques, des transformations de timbres et des couleurs sonores qui m’ont permis de construire un langage personnel.
G.F. :
D'ailleurs il y a des changements évidents dans vos pièces au fil des ans, une évolution qui va vers le microscopique comme vous dites, mais aussi vers le bruit, vers des sons non tempérés. C'est dans El margen de indefinición que cela se produit. C'est comme une nouveauté sonore.
Plus tard dans votre parcours de musicien, dans le Trio, la musique peut être confondue ou donner l'idée de se confondre avec les bruits du moulin. On a alors l'impression d'aller vers une unité des images et de la musique, comme si cet aspect non tempéré était le sens de l'écriture de votre musique et non plus une exception comme dans El margen de indefinición.
P.H. :
Pour aller dans le même sens, j'ai eu le sentiment en voyant La grande céleste qu'on commence par écouter d'un côté et regarder de l'autre, comme deux lignes parallèles d'images et de sons. Plus loin, le Trio arrive comme un élément commun image / sons.
J.M.L.L. :
Il y a une transformation dans ma musique, c'est évident, et Pascal a exprimé en images cette évolution dans La grande céleste.
Je suis tout à fait d’accord avec vous, à partir d’un moment donné de ma production, les sons non tempérés, l’intégration du bruit dans mon écriture, l’utilisation comme dans El arte de la siesta des sons électroniques et des transformations informatiques des instruments acoustiques, ne sont plus des éléments utilisés ponctuellement mais une nouvelle manière de percevoir, de composer et d'organiser ma musique. C'est pour moi un chemin sans retour, qui me permet de mettre en place une logique d'écriture musicale à la frontière entre science et poésie, à l'image parfaite de mes préoccupations personnelles et artistiques.
Je dois dire aussi qu'un point important de cette transformation a été le voyage au Japon en 1996. A partir de ce moment j’ai intégré dans mon travail des disciplines externes à la musique, comme la poésie -les haïkus- ou la peinture, et plus tard la vidéo grâce à la collaboration avec Pascal, que j’ai connu d'ailleurs à la Villa Kujoyama de Kyoto ou nous résidions.
Ces autres univers extra-musicaux m’ont permis de placer mon esprit dans des situations sonores inimaginables autrement, ce qui a d'ailleurs fait aussi évoluer mon écriture puisqu’il me fallait trouver de nouveaux outils pour m’exprimer. La collaboration avec Pascal va tout à fait dans ce sens.
P.A. :
Pour répondre à Prosper, c'est dans le Trio que les images suivent le plus le rythme de la musique parce que j'ai pris des images qui en étaient capables : celles des rotations paradoxales du moulin à eau, le passage des aubes en gros plans, les lumières masquées par intermittence et les gouttes d'eau. Ces éléments visuels forment une texture complexe et parfois chaotique qui rejoint la complexité du tissus sonore, et construisent aussi une mécanique impossible qui emballe le temps : les gouttes d'eau tombent et montent en même temps, sur le même axe deux aubes tournent en sens inverse, etc.
P.H. :
Les images participent effectivement à une forme polyrythmique. Si tu regardes non plus les gouttes mais les lumières, il y a quelque chose de la forme rhizome dont parlait Giordano tout à l'heure.
G.F. :
Les images donnent cependant comme une cadence qu'il n'y a pas dans la musique, il y a un mouvement structurant de l'image.
P.A. :
Les mouvements sont très irréguliers...
G.F. :
Je ne veux pas dire que les images amènent la musique vers l'harmonie, mais il y a une dialectique entre les deux éléments. Il y a un geste visible qui est toujours là et qui ramène une certaine cadence.
J.M.L.L. :
Il n'y a jamais une synchronisation parfaite, tout est irrégulier, c'est une sorte de texture audiovisuelle irrégulière.
G.F. :
C'est comme si c'était flexible mais en même temps il y a un objet complexe qui va dans deux directions différentes, les images du mouvement du moulin ne s'arrêtent pas.
P.A. :
Le mouvement du moulin à eau est régulier mais pas les images tournées, les plans rapprochées sont très rapides, très différents des plans larges. Il y a une variété de vitesses.
De manière plus générale, je dirais qu'inévitablement quand on met des images sur des musiques ça transforme la perception qu'on a des musiques.
P.H. :
Et inversement.
P.A. :
Et inversement. C'est un peu l'intérêt de la chose. Je n'ai pas la prétention de rendre meilleure la musique de José Manuel. J'ai l'idée de faire quelque chose avec et ça va forcément la transformer. C'est un lieu commun. Je souhaite simplement participer du monde qu'il met en place dans sa pièce.
G.F. :
Ce que je veux dire c'est que le moulin donne un rythme, articule rythmiquement d'un point de vue visuel.
P.H. :
Je voudrais intervenir là-dessus, parce que là où je trouve la grande originalité de votre travail, c'est justement que vous échappez à cette question du rythme. Tout à l'heure j'essayais le mot de « glissement » justement parce que ce que vous faites échappe à la notion de rythme au sens où le rythme de l'un viendrait organiser l'autre. Le "glissement" en ce sens maintient chaque élément de l'image (eau, air, pierre) sur son propre trajet avec des points de jonction permanents, et il en est de même pour image et musique : hétérogènes l'une à l'autre et pourtant en écho.
G.F. :
Je voudrais dire qu'on entend les cordes, violon et violoncelle, qui ont une rythmique, le piano qui a une autre rythmique et les rythmes du moulin qui jouent avec ces différents rythmes, tout s’emboîte. Comme si le moulin était un solo de musique.
J.M.L.L. :
El margen de indefinición est l'exemple de ce que Giordano disait tout à l'heure : une musique reconnaissable, construite à partir de gestes, énergies et mouvements liés d’une certaine façon à la tradition, mais avec une partie centrale non articulée, composée à partir des sons multiphoniques du saxophone, c’est à dire des sons multiples produits par un instrument en principe monophonique, et des sons inharmoniques des cymbales suspendues. Cette partie est comme une couleur qui se transforme et qui remplace le rythme et les notes par une musique instrumentale, on pourrait dire quasi électronique.
G.F. :
De ce point de vue, en pensant à une autre pièce, est-ce que l'élément du timbre a été important pour trouver les images ? Il y a beaucoup d'eau dans les images de Cálculo secreto est-ce un choix fortuit ?
P.A. :
J'ai l'impression que le vibraphone de Cálculo secreto a un aspect aquatique, la multiplicité des notes, l'incroyable virtuosité qui va avec, les résonances, ont leur équivalent dans les reflets de l'eau que j'ai filmés.
J.M.L.L. :
On parlait entre nous de l'eau comme élément pour rendre évident le mouvement.
P.A. :
Je citais à peu près Deleuze disant que l'eau est l'élément qui permet le mieux d'autonomiser le mouvement de l'objet mu1. Prosper pourrait faire le rapprochement avec le cinéma français des années vingt dont il est le spécialiste. Cette école française était caractérisée par l'importance des mouvements et par l'eau. On pourrait rapprocher les images de Cálculo secreto de cette école française, la plus grande quantité de mouvements possible, l'importance de l'eau. En même temps ce ne sont pas les mouvements qui m'intéressent ni même l'eau. Évidemment ce serait très honorifique de rapprocher mes images de celles d'Epstein ou de Gance, voire du Ballet mécanique de Fernand Léger, mais je me sens d'un autre univers, celui des faux-mouvements plus que des mouvements. Dans El margen de indefinición l'image repasse devant les maisons qu'on vient de voir précédemment dans le même mouvement de panoramique, non pas à la manière cyclique des images d'un manège comme celles d'une fameuse séquence de Cœur fidèle, le film d'Epstein, mais plutôt dans une indiscernabilité du mouvement et de la fixité, un mouvement paradoxal, on bouge ou on bouge pas ? L'idée étant de libérer par là-même un temps particulier, un instant flottant, un temps suspendu, comme les images suspendues dans leur ciel.
P.H. :
Tout ce cinéma des années vingt était sous l'égide du rythme. L'eau c'était l'eau qui coule, le flux, vous êtes plutôt du côté du miroir, du côté d'un rapport vertical entre l'image et le son. J'en reviens au glissement, c'est le mot qui me vient.
P.A. :
La phrase qui me reste à propos du rythme c'est « le rythme est ce qui noue l'inégal à l'inégal ».
P.H. :
L'hétérogène à l'hétérogène.
P.A. :
C'est le contraire d'une cadence qui unifie. Mon projet n'est pas de structurer par des calculs, par une axiomatique, des images, ni encore moins de structurer la musique. Mon projet est de nouer l'inégal à l'inégal.
G.F. :
Je suis tout à fait d'accord.
J.M.L.L. :
Ce que je voulais dire par rapport à l'intervention de Pascal, c'est qu'il y a des musiques structurées du point de vue formel ou harmonique et qui structurent par là-même l’écoute. Carlos Pereda, un ami philosophe, a écrit récemment quelque chose à propos de ma musique, qui correspond à mon idée d’écriture organique, en parlant d' « écoute itinérante ». Ça veut dire si on transpose son idée en termes d'écriture musicale, une écriture qui passe par des éléments surprenants, des émotions, des contrastes, qui ne sont pas déterminés par une forme musicale préétablie, mais comme produits en chemin, durant l'itinérance de mon inspiration. Ça correspond à ce que Pascal fait, il me semble : un regard itinérant, un geste créateur en mouvement, et qui fait une liaison entre nous deux.
G.F. :
Est-ce que vous pensez à des gestes formels, à des reprises thématiques, des « appels » comme dit Boulez, comme dans Octandre ? Est-ce que ces gestes formels ont influencé votre mise en images ?
P.A. :
Oui, bien sûr, dans Octandre, mais dans toutes les vidéos j'essaye au moins de suivre les grosses articulations musicales parce que c'est une manière simple, pas la seule, pour que le spectateur se dise que les images ont à voir avec la musique, que toutes deux, la musique et l'image, participent d'une forme commune qui les dépasse, une forme audiovisuelle.
P.H. (Il regarde sur un écran d'ordinateur El margen de indefinición, qu'il avait vu précédemment sur grand écran) :
J'ai un sentiment étrange en regardant maintenant sur un petit écran les images de El margen de indefinición, c'est que j'ai le sentiment que la musique vient du paysage, contrairement à ce que je disais tout à l'heure. L'aspect « paysage » vient en premier et la musique vient de là. Ma question : est-ce recevable ?
P.A. :
Oui, le positionnement de la musique par rapport aux images est fluctuant, ça dépend de beaucoup de paramètres qui nous échappent, y compris les conditions de visionnement.
G.F. :
A propos d' Octandre, je sais que vous avez fait plusieurs versions. Pourquoi ?
P.A. :
Pour des raisons techniques en passant du DV au HDV puis au HD, je devais retourner à chaque fois une nouvelle version. Mais ce n'est qu'un prétexte, je voulais à chaque fois faire mieux, je trouvais par exemple que la version HDV était trop kaléidoscopique.
J.M.L.L. :
Il y a aussi l'idée de rendre hommage à Edgard Varèse. Quand j'étais en résidence en Bourgogne on m'a demandé d’écrire une pièce inspirée par des musiques ou des artistes de cette région. Je me demandais ce que j'allais faire et j'ai tout de suite pensé à Varèse (rires). Je rappelle que Varèse a passé la plus grande partie de son enfance dans la famille de sa mère en Bourgogne. L'idée m’est venu de transcrire pour piano une des œuvres capitales de la musique du XXᵉ siècle : Octandre. Il fallait donc aller tourner à New York ou Varèse a passé aussi une grande partie de sa vie.
P.H. :
Les cinéastes se posent beaucoup la question du rapport du cinéma à la musique, soit parce qu'ils pensent qu'il faut mettre de la musique sur leurs images, soit à propos de la « musicalité » des images. Est-ce qu'il y a de la même manière un souci du visuel chez les musiciens ?
J.M.L.L. :
Oui, j'ai ce souci. J'ai écrit un quatuor à cordes dont la fin est assez inhabituelle et inattendue : un accord très fort est suivi d'une longue section pendant lequel les instrumentistes continuent leurs gestes avec l'archet dans un silence absolu, en gardant les énergies et les diverses vitesses, les pianissimos et les fortissimos virtuels, les rythmes, les trémolos et les modulations temporelles sous la forme d'une écriture visuelle.
Pour finir, je dirais que cet échange Auger-López c’est une manière de satisfaire nos désirs artistiques, philosophiques et scientifiques. Le temps musical et le temps visuel se rencontrent à travers les Hertz et à travers les lumens, la poésie des images et la poésie sonore cohabitent et se mêlent à l’infini.
« Que peuvent espérer un musicien et un vidéaste qui se rencontrent un soir de juillet 1996 dans une résidence d’artiste à Kyoto, au Japon ? Éventuellement un jour lointain œuvrer en commun, mais d’abord manger des sushis, boire quelques pastis sur la terrasse de la Villa Kujoyama en écoutant les stridulations si particulières des grillons japonais dans l’air du soir qui tombe sur l’ancienne capitale impériale. Puis, longtemps après, quand une amitié solide s’est établie, se rendre compte qu’un projet est devenu réalité sans trop savoir comment ni qui en a lancé l’idée. Il fallait sans doute que ce projet n’en soit pas un, pour qu’il aboutisse. Il fallait qu’il naisse comme naît une amitié, sans que personne ne le décide, simplement pour le plaisir d’être encore une fois ensemble et de se rappeler sans se le dire, les grillons japonais. Il fallait, pour qu’il ait une chance de réussir, qu’il soit guidé par cette amitié, qu’il soit un prolongement artistique d’une rencontre, un pas vers la vidéo pour l’un et vers la musique pour l’autre. Il fallait que cette œuvre commune soit pleine de trous au milieu desquels adviennent les images et la musique. Il fallait que l’un coupe dans sa musique pour que naissent au milieu des images, et que l’autre coupe dans ses images pour qu’arrive la musique. Il fallait enfin, si c’était réussi, que la musique devienne images et que les images deviennent musique. Mais peut-être que tout était déjà donné avec les grillons, qui sait ? » P.A.
1 « Un élan encore plus profond traversait ce cinéma français, nous le verrons, un goût général pour l'eau, la mer ou les rivières (L'Herbier, Epstein, Renoir, Vigo, Grémillon). Ce n'était nullement un renoncement à la mécanique, mais au contraire le passage d'une mécanique des solides à une mécanique des fluides qui allait trouver dans l'image liquide […] une puissance plus sûre d'extraire le mouvement de la chose mûe », in Gilles Deleuze, Cinéma 1, l'image-mouvement, Les éditions de minuit, p. 65.